Party Insider Offers Rare Insight into What China’s Reforms Mean [French Translation]
Un insider du Parti offre un aperçu rare sur le sens des réformes chinoises, par John KEANE
John Keane est Professeur de Sciences Politiques à l’Université de Sidney et au Wissenschaftszentrum Berlin (WZB). Il dirige le Sydney Democracy Network (SDN) nouvellement créé. Son histoire à grande échelle de la démocratie, intitulée « Vie et Mort de la démocratie » (The Life and Death of Democracy, 2009, non traduit en français) a été nominée pour le Non-Fiction Prime Minister’s Literary Award, et récemment classé (par l’un des principaux journaux du Japon, Asahi Shimbun) dans le top trois des livres de non-fiction publiés en 2013 au Japon. Son nouveau livre, « Démocratie et décadence des médias » (Democracy and Media Decadence, décembre2013, non traduit en français) vient d’être publié (voir son intervention en anglais au Parlement australien en 2009 sur ce sujet).
Texte publié le 9 avril 2014 sur le site theconversation.com et traduit par Medomai :
Le « rêve de Chine » de Xi Jinping est écrit dans la langue opaque du Parti Communiste,
que les observateurs du pays essaient d’interpréter. EPA/Diego Azubel
« Si vous voulez connaître l’avenir du monde », dit Yu Keping en versant du thé vert dans une grande tasse rouge, « s’il vous plaît, comprenez la Chine » (please understand China). Il fait une pause. « Mais si vous voulez connaître la Chine, s’il vous plaît, comprenez le Parti communiste chinois (PCC) » (please understand the Chinese Communist Party).
Mon matinal petit déjeuner avec l’un des intellectuels les plus respectés de Chine commence. Tout en prenant des distances mesurées avec la télévision et de la radio, et les journalistes en général, Yu Keping est ce que les Chinois appellent yú lùn ling xiù, un leader d’opinion publique (a public opinion leader). Dans le monde anglophone, il est une figure proéminente dans le business en plein essor de l’observation et de l’analyse de la Chine, et ce à juste titre.
Nous avons une heure, donc nous nous dirigeons tout droit vers la grande discussion qui occupe la Chine depuis le 18e Congrès National du PCC, sur les priorités-clés du parti et sur la nécessité affirmée d’« approfondir les réformes ». Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Simplement des mots (mere talk ?) ?
« La principale priorité du PCC est d’améliorer la qualité de vie du peuple chinois en favorisant la croissance économique », répond Yu Keping. « Bien que la Chine soit maintenant la deuxième plus grande économie du monde, la qualité (quality) de notre croissance économique reste loin derrière celle des pays occidentaux ».
«Travailler pour une plus grande égalité et un plus grande justice sont des priorités de la réforme. La vitesse casse-cou de la croissance économique au cours des dernières décennies a creusé l’écart entre riches et pauvres. Celui-ci est toujours grandissant (it’s still widening). C’est pourquoi le parti veut mettre en œuvre de nouvelles politiques fiscales et de redistribution ».
Yu continue : « Protéger l’environnement est tout aussi vital. La détérioration de l’environnement est une triste réalité de la croissance économique remarquable de la Chine. À Pékin, où je vis , l’air est encombré de particules fines toxiques.
« Ensuite, il y a les probèmes reliés ensemble de la corruption et de la stabilité sociale. La transition de la Chine est rapide. Il ya tellement de défis et tensions sociales. »
Mais quelles sont principales lignes de fracture sociale (social fault lines) ? Je le questionne sur les âpres conflits dans le Xinjiang et le Tibet, et sur les tensions profondes entre les fonctionnaires du PCC et les populations locales.
« Plusieurs défis façonnent désormais l’avenir de la Chine », répond-il. « Les principales tensions se trouvent entre le développement économique et l’équité sociale (social fairness) ; la croissance économique et la protection écologique ; la stabilité sociale et la démocratie politique ; les droits individuels et les biens publics ; et entre le modèle de la Chine et les valeurs universelles (between the China model and universal values). »
Moderniser le PCC
C’est un truc familier, comme si cela sortait tout directement des publications récentes du parti. Je presse Yu d’être plus précis sur la direction prise par le parti. Ces derniers mois, il a publiquement appelé à la « modernisation » de la formation des cadres .
Depuis que le PCC est le seul parti gouvernant et, à la fois, la tête et la queue du pouvoir politique – « le PCC est un parti d’élite avant-gardiste (an elite vanguard party) » – la qualité de son exercice du pouvoir dépend fortement de ce qui est enseigné dans ses écoles du parti de plus en plus nombreuses, dans les programmes de formation de cadres, les « académies de gouvernance », les programmes de formation des cadres d’outre-mer et les cours de niveau supérieur – par exemple à l’Université Tsinghua. Yu me dit qu’il soutient « le renforcement du contenu éducatif » en cohérence avec « les besoins de l’économie de la connaissance et de l’âge de l’information ».
« Dans le passé, » ajoute-t-il, « la formation des cadres était conçue pour endoctriner les fonctionnaires. Le système est obsolète. Ce qui est nécessaire est une mise à niveau nationale, et un plus grand professionnalisme ».
Ironiquement (tongue in cheek), je suggère que les appels de Yu pour une « auto-épuration » et un « auto-perfectionnement » du PCC me rappellent les premières luttes modernes de Martin Luther en Europe contre l’Église rétive. Je le provoque délibérément : « Yu Keping : le Martin Luther du Parti Communiste Chinois ! »
Il rit, me remercie en plaisantant pour le compliment indirect, rejette en s’auto-effaçant (self-effacingly) l’analogie, tout ceci avant d’exposer les réformes internes du parti qui sont nécessaires. Grâce à la modernisation de l’enseignement des cadres, dit Yu, de grandes améliorations de la qualité et des capacités de gouvernement des cadres ont été accomplies.
Pourtant, considérés dans leur globalité, ajoute-t-il, les programmes de formation sont trop coûteux et leurs résultats mitigés. Les voyages de recherche nationaux et étrangers sont parfois transformés en « excursions touristiques ». Il y a une usage abusif du système de congés.
Les institutions de formation fonctionnent comme des écoles de corruption, ce que Yu appelle des « centres de divertissement pour cadres ». Il ajoute : « certains cadres passent leur temps pendant les sessions de formation à manger, boire et faire la fête, devenant dégénérés (degenerate) et corrompus. »
C’est parler franchement ; donc, je presse Yu de partager ses réflexions sur d’autres obstacles auxquels le PCC fait face. De nombreux étrangers notent l’étrange incohérence du langage politique utilisé par le parti. Comment un parti au pouvoir peut-il gouverner les paroles (govern in tongues) ?
Les brochures et la publicité du Parti (car c’est bel et bien de la publicité) évoquent semble-t-il pêle-mêle l’ancienne civilisation chinoise, la gouvernance sociale, l’approfondissement des réformes, Marx et Engels, Confucius, le socialisme avec des caractéristiques chinoises, la démocratie populaire, le rêve chinois et l’enrichissement par le marché.
N’est-ce pas la recette pour une confusion, à l’intérieur et à l’extérieur du parti, et pour une coupure potentielle (a turn-off), des sortes de plaisanteries cruelles, un jeu de langage rigoureusement conçu, qui ressemble pour bien des gens à un maquillage verbeux (babbling maquillage) ? Ou est-ce une source de force pour un parti au pouvoir qui veut être tout pour tout le monde, un équivalent chinois des partis « attrape-tout » occidentaux ?
« Aussi déroutant que cela puisse paraître pour le monde extérieur (outsiders), la langue du parti est le reflet de son histoire complexe », répond Yu. « En Chine, les termes politiques inventés par les théoriciens du parti jouent un rôle vital. Chaque leader a sa vision préférée. »
« La Chine rêvée (China dream) par Xi Jinping s’inscrit dans cette tradition. Les dirigeants veulent laisser leur empreinte sur le système. Par conséquent, tous ces termes sont conservés, comme des rappels du passé, des marqueurs du présent, et des indicateurs de tâches futures ».
Yu Keping (photo) ne cache pas le besoin de rendre le Parti Communiste Chinois
plus responsable envers les gens (the people) qu’il gouverne. John Keane, CC BY
Rendre responsable un État à parti unique
Nous passons à la question politiquement sensible de la responsabilité (accountability), ze ren. Yu a écrit que trois questions fondamentales doivent être posées lorsqu’il s’agit de comprendre comment un système politique (a polity) est gouverné. Qui gouverne ? Quels sont les moyens utilisés ? Quelle est l’efficacité de ces moyens pour atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés ?
Je suggère qu’il y a une quatrième dimension, la grande et potentiellement dangereuse question de savoir s’il existe ou non à la disposition des gouvernés (the governors) des mécanismes efficaces pour leur permettre de demander des comptes aux gouvernants (governors). Un parti d’avant-garde dont les membres représentent seulement 7% de la population ne doit-il pas porter une attention toute particulière à cette question ?
« Oui, c’est le plus important », répond Yu. «Pendant des années , j’ai insisté sur la nécessité de rendre le Parti et ses membres plus responsables (more accountable) envers le public. C’est la clé de l’amélioration de la gouvernance de la Chine. »
Mais comment le faire ? C’est ce que je lui demande. Nous contournons un sujet sensible : la relance par Xi Jinping, depuis son entrée en fonction, de la vieille tradition « campagne pour une ligne de masse » (mass line campaign), qui remonte à Mao. Plutôt que des purges, Yu veut discuter du principe de comment prévenir les abus de pouvoir.
« Ce n’est que par la démocratie et par la primauté du droit que le problème de la responsabilité peut être fondamentalement résolu », remrque-t-il. « Les réformes futures doivent inclure la délégation et la limitation du pouvoir (the delegation and restraint). Suivant ces orientations, le 18e Congrès du Parti a convenu de la nécessité de donner la priorité à une plus grande transparence politique, à la démocratie délibérative, et à la primauté du droit ».
Je demande à Yu de m’expliquer ce que « limiter le pouvoir » (restricting power) peut exactement signifier dans la pratique.
« En d’autres termes », dit-il, « cela signifie que si les fonctionnaires ne s’acquittent pas correctement de leurs tâches, les citoyens devraient avoir le droit de les destituer (remove) en raison de leur incompétence. Limiter le pouvoir signifie aussi que le gouvernement informe le public sur les décisions importantes. Sans transparence politique, il ne peut y avoir de responsabilité. C’est pourquoi la transparence budgétaire, qui a été absente en Chine, est si importante, et prend maintenant la première place dans l’agenda de la réforme ».
Un loyaliste avec une vision réformiste
Il est clair que Yu Keping est indéfectiblement fidèle au parti. Il n’est pas le nouveau Martin Luther. Mais il est un moderniste du parti (a party modernist).
Il est tout à fait conscient que les adhésions au PCC de [membres de] la classe moyenne sont en hausse et que, depuis quelque temps, leur possible détournement (hi-jacking) du parti en tant que moyen d’enrichissement personnel au détriment du «peuple » est un sujet de discussion en privé. Il est conscient également que beaucoup d’ observateurs hors de Chine pointent avec insistance le fait que le PCC est un instrument des princes rouges ultra-riches, tai zi, lesquels ont fait fortune dans l’ombre des réformes de Deng Xiaoping (on the backs of Deng Xiaoping’s reforms).
Yu préfère souligner que le PCC est porteur de progrès substantielles pour les peuples de Chine. Bien que sa mission ne soit pas terminée, il me dit sa certitude que celui-ci s’avérera résilient sous la pression issue des réformes futures. Lorsque je suggère que les réformes qu’il a en tête, par exemple une plus grande responsabilisation, peuvent se retourner contre le PCC, le rendre vulnérable à un rejet pur et simple du public, il ne semble pas s’en préoccuper.
« Il y a des risques, et des erreurs ont été faites dans le passé », me dit-il. « Mais je ne suis pas inquiet, j’ai une pleine confiance dans le fait que le parti possède une capacité de gouverner suffisante pour gérer et contrôler les risques. En fait, nous n’avons pas d’autre choix, car sans réformes les tensions vont s’accumuler. Les choses deviendraient plus dangereuses. »
Tout en prenant ses dernières gorgées de thé, Yu résume sa vision de la modernisation. Le parti doit servir de rappel vivant (a living reminder) à l’ensemble de la population que la situation était autrefois pire en Chine ; qu’elle peut s’améliorer ; et que sans le leadership du PCC, le progrès serait en danger.
« La tâche principale », dit-il d’un ton qui évoque fortement celui du progressiste mainstream, « est de transformer le parti de parti révolutionnaire en parti de gouvernement. Cela nécessite l’adoption (the embrace) de la stabilité dynamique (dòngtài wěndìng) ».
Yu regarde sa montre. Notre heure se termine avec résolution par une goutte de conseil (a drop of firm advice). La stabilité dynamique ne cadre pas avec la propagande, suggère-t-il.
Le parti devra rejeter sa tendance habituelle à essayer de « maintenir le couvercle sur tout ». Dans sa pensée et dans sa pratique, dit-il, le PCC doit s’efforcer de croître intelligemment. Il doit apprendre à être « un parti d’apprentissage » (it needs to learn to be a learning party) ».
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